Premiers tests octophoniques
À l'été 1979, le système était prêt pour ses premiers tests «in situ»; soit dans une grande salle, avec quatre haut-parleurs fixés au plafond et quatre autres au niveau du plancher.
J'étais déjà familier avec l'appareil depuis un certain temps en quadriphonie.
L'installation
Puisque le taux d'occupation était bas pendant la saison estivale, j'ai réservé la salle de concert principale de la faculté pour quelques journées consécutives.
La pièce était sans dénivellation, ni sièges fixes, alors tout l'espace était disponible pour nos tests.
J'ai emprunté huit haut-parleurs de qualité du département Électro-acoustique et nous en avons accroché quatre, à l'angle voulu, au plafond de la pièce (notez l'échelle sur la photo suivante), juste au-dessus des quatre autres au plancher, de manière à produire un cube de 11 pieds (3.3 mètres).
Quatre amplificateurs stéréo de bonne marque reliaient notre système aux haut-parleurs.
Le transducteur octophonique en action
Photo du transducteur opto-électronique tridimensionnel.
Remarquez le cube, fait de tubes d'aluminium, avec ses tours qui s'étendent dans les trois directions x, y et z. Les senseurs opto-électroniques sont placés au sommet de chaque tour.
Tout mouvement de la baguette, avec sa pointe lumineuse,
est retransmis au module principal sous forme de trois coordonnées.
Université de Montréal, été 1979
Le calibrage et les tests
Puisque chaque module présentait des possibilités de calibrage considérables, nous avons travaillé plusieurs jours à nous assurer que chaque voltage correspondait aux calculs d'Hubert.
Le système octophonique pendant les tests
Le transducteur opto-électronique 3D vu de derrière.
Juste sous lui, on aperçoit le module principal, avec ses circuits imprimés verticaux, près de quatre amplificateurs stéréophoniques.
Tout cet équipement est situé dans un cube de 11 pieds (3.3m.)
formé par les huit haut-parleurs.
Université de Montréal, été 1979
Le système passe le test
Un système octophonique se doit d'être symétrique sur les trois axes.
Une figure générée dans une partie du cube doit pouvoir être retranscrite dans toute autre.
Le système fonctionnait de la façon que nous anticipions, autant au niveau des tests électriques que des tests d'écoute (décris plus bas).
Quelqu'un a volé
les quatre haut-parleurs au plafond
Après cette période de test estivale, nous avons retiré de la pièce tout l'équipement qui nous avait servi aux expériences, mais nous avons décidé de laisser les quatre haut-parleurs du plafond en place afin de pouvoir poursuivre nos recherches pendant l'automne.
Les attacher et orienter correctement s'était avéré ardu et leur présence ne dérangeait personne.
On m'a informé, au début de l'année académique, que les haut-parleurs avaient été volés.
Cet évènement a eu un effet désastreux sur le projet.
Les tests d'écoute
Comment sonne l'octophonie
D'entendre le son se promener librement dans l'espace 3D est à la fois excitant et intriguant, l'effet est nouveau à nos oreilles.
Cela vous force à porter attention à ce qui se passe derrière, au-dessus, en dessous et tout autour de vous.
Évidemment, la perception qu'on a d'un son change beaucoup selon sa provenance en relation avec notre oreille externe.
Donc, même si un système octophonique est entièrement symétrique, l'oreille humaine a évolué de façon à privilégier les sons frontaux à hauteur de tête.
La perception des sons
immobiles et en mouvement
C'est l'étude du «déplacement» tridimensionnel du son que j'avais choisi comme titre à tout le projet, pas celle de son positionnement fixe.
Cela s'explique du fait que, longtemps avant de construire quoi que ce soit, j'étais convaincu que:
Le mouvement améliore notre perception
de la position d'un son dans l'espace |
Les sons stationnaires, ceux qui restent en place pendant une période de temps étendue, sont beaucoup plus difficiles à localiser que ceux qui se déplacent.
C'est comme si le changement de position alertait votre cerveau de la présence d'un son et qu'il suivait sa trajectoire par la suite.
Nos tests d'écoute ont confirmé cette théorie.
Limite de vitesse
Nous nous sommes vite rendu compte que le cerveau ne peut suivre le déplacement d'un son que jusqu'à une certaine vitesse.
Cette limite franchie, il démissionne et considère le mouvement comme un effet tourbillonnant.
Par exemple, si le son suit une simple figure circulaire autour de la pièce, sa position peut être aisément suivie quand chaque rotation se fait en 2 secondes. La perception s'améliore si vous ralentissez, jusqu'à une limite.
À des vitesses plus rapides, au-dessus d'un tour par seconde, elle devient brouillée et la reconnaissance ponctuelle cesse aux alentours d'une demi-seconde.
Même si la localisation est perdue à ces grandes vitesses, le mouvement donne au son une dimension unique et cet effet représente, à mon oreille, un outil de composition intéressant.
La musique pré-enregistrée
ou celle en direct
En composant avec le système, j'ai trouvé que j'obtenais de meilleurs résultats en jouant la musique en direct, en même temps que je lui assignais sa position dans l'espace, comparativement à utiliser des pistes pré-enregistrées.
De toute évidence, d'accorder autant d'importance à la dimension spatiale que l'on en donne à la création sonore ne peut qu'aider à la localisation, surtout s'ils sont accomplis simultanément.
Les sons graves et aigus
Nous étions bien informés, avant de commencer le projet, que la perception de la localisation d'un son, chez les humains, diminue au fur et à mesure que sa fréquence descend.
C'est pour cette raison qu'on n'utilise qu'un seul haut-parleur central pour les basses dans plusieurs configurations stéréo.
L'idée nous est venue d'exclure les basses fréquences de notre système, mais nous en avons décidé autrement.
Cette décision s'est avérée sage, puisque j'ai constaté que je pouvais suivre les déplacements de certains sons graves aisément.
Avec le mouvement, particulièrement si un motif musical est présent, la position des sons graves devient plus perceptible.
Ce phénomène peut être optimisé davantage en utilisant les interactions son-position décrites ci-après.
Les phases d'attaque et de soutien du son
Il est important de mentionner que la localisation d'un son dans l'espace s'accomplit plus facilement pendant son amorce, ou sa période d'attaque.
La première portion de toute note musicale est aisément identifiable parce que son volume est à son plus fort et que plusieurs de ses paramètres varient très rapidement.
Le simple fait de répéter un son, même quand on en change la hauteur, redéclenche son positionnement par le cerveau.
Par la suite, quand le son est soutenu, sa localisation diminue et peut même être perdue si aucun changement dans son timbre n'est détecté.
Par conséquent, le compositeur aura avantage, quand il fait usage de notes longues, à faire varier certains paramètres sonores pendant qu'elles sont soutenues.
Pour améliorer la localisation:
les interactions son-position
Je me suis aussi immédiatement rendu compte que la localisation était grandement facilitée quand l'un des paramètres de la musique suivait les valeurs positionnelles de l'un des trois axes x, y ou z.
L'exemple le plus simple que je puisse donner est celui d'avoir la fréquence du son qui monte quand la baguette monte, et qui descend quand celle-ci descend.
La plus simple des interactions son-position:
la coordonnée z contrôle la fréquence
Quand le son monte et descend selon sa position dans l'espace,
la perception de sa localisation en est grandement accrue.
Cette relation semble évidente pour le cerveau humain.
Le fait d'inverser ou de modifier l'orientation n'annule pas cette prédisposition, mais l'altère.
Orientation inversée ou modifiée
D'autres interactions son-position
Une fois ce concept compris, il peut être appliqué à tout paramètre du son contrôlable.
Coordonnée z
contrôlant la
fréquence de
coupure d'un filtre |
Coordonnée z
contrôlant
l'envoi à la
réverbération
|
Coordonnée z
contrôlant
la vitesse du
vibrato (LFO)
|
|
Puisque les coordonnées de position x, y et z étaient facilement disponibles sous forme de voltages de contrôle, tout ce que j'avais à faire était de les brancher dans les entrées de modulation de n'importe lequel des modules d'un synthétiseur pour qu'il se mette à répondre au positionnement spatial.
Toutes ces relations entre la position d'un son et l'un de ses paramètres améliorent sa localisation.
Le son en 3D
En conséquence, en branchant les trois coordonnées spatiales aux diverses entrées de modulation d'un synthétiseur, je pouvais organiser des sons qui étaient différents dans toutes les parties du cube.
Les caractéristiques d'un son voyageant sur cette figure
changent en fonction de sa position dans l'espace.
En fait, le son serait différent à tout point dans le cube.
Dans certaines configurations, le son peut devenir voilé, étouffé et il peut même disparaître complètement dans certaines parties du cube.
Le cerveau de l'auditeur remplit le vide.
Alors que ce phénomène serait inacceptable pour la majorité des types de musique, dans le cas du déplacement 3D, il semble presque être naturel.
Le cerveau compense pour la section manquante, pourvu qu'elle ne soit pas trop prolongée.
Deux, trois et quatre
mouvements sonores simultanés
Comme prévu, les déplacements tridimensionnels simultanés de deux sons et plus à l'intérieur d'un cube rend leur localisation plus ardue.
Votre perception de l'indépendance de leurs trajectoires s'améliorera si les sons, leurs positions et leurs motions diffèrent les uns des autres.
Ceux qui se déplacent lentement sont plus facilement identifiables.
Cela dit, une composition esthétiquement intéressante ne débute, pour moi, que lorsque deux voix ou plus sont utilisées. Le cerveau de l'auditeur peut bien peiner à suivre leurs allées et venues, mais l'air de la pièce s'agite, se meut et vibre avec elles.
Les mouvements 3D en miroir
Entendre quatre sons accomplissant des mouvements complètement différents est intéressant; mais de relier entre elles les trajectoires de certaines voix améliore leur perception et leur impact.
Une fois que le trajet spatial d'un son est enregistré sur bande, ses trois coordonnées x, y et z peuvent être renvoyées, pendant la lecture, à un deuxième son, mais cette fois elles sont inversées, modifiées ou réacheminées.
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Trajectoire enregistrée
pour le son 1 |
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Les coordonnées spatiales
du son 1 sont réutilisées
pour le son 2,
mais cette fois
l'une d'entre elles
est inversée |
Le miroirement offre une façon de transformer, synchroniser et combiner les figures spatiales; permettant la création de motifs 3D à plusieurs voix.
La coordonnée de «proximité du centre»
Tous les points ne sont pas égaux à l'intérieur d'un cube octophonique.
L'endroit idéal pour placer votre tête est en plein centre.
Les autres emplacements peuvent également être adéquats, mais vous y entendrez une version altérée de la musique et des figures.
Quand la tête de l'auditeur est en plein centre du cube, il perçoit tous les mouvements sonores et les figures à partir de cet angle d'écoute.
Certains sons sont proches, d'autres sont éloignés.
Il existe de nombreuses différences entre les sons qui sont à proximité et ceux qui sont lointains. Par exemple, leur phase (en relation avec vos oreilles) change, les caractéristiques de leur réverbération diffèrent, leur timbre est modifié, ...,
La valeur de la coordonnée de «proximité du centre»
varie selon l'éloignement d'un son du point central.
La coordonnée de «proximité du centre» peut être utilisée par le compositeur de bien des manières afin de rehausser la distinction entre les sons qui se dirigent vers l'auditeur de ceux qui s'éloignent de lui.
Synchroniser musique et figures
Le générateur de figures 3D possédait une entrée d'horloge externe de façon à ce qu'il puisse être contrôlé par d'autres sources comme les séquenceurs et les synthétiseurs.
Cette caractéristique s'est montrée essentielle.
Elle rend possible le couplage de notes individuelles avec leur position dans l'espace.
Motif d'une mesure synchronisé avec une figure de cercle.
Chaque fois qu'il se répète, les notes restent en place.
La durée de la séquence, son contenu musical ainsi que la figure parcourue sont tous au choix du compositeur.
L'identification des motifs et la reconnaissance positionnelle sont toutes deux améliorées par la synchronisation.
Même dans le cas de motifs musicaux non-répétitifs, elle permet à chaque mesure de commencer au même emplacement et à chaque temps d'occuper sa propre région dans l'espace.
Composer avec le système
Comme expliqué plus bas, j'ai surtout travaillé avec le système en quadriphonie.
J'ai composé en m'en servant pendant plusieurs centaines d'heures, sur une période de deux ans, dans un environnement quadriphonique, avec un magnétophone à quatre pistes à la faculté de musique.
J'avais aussi accès à un énorme synthétiseur analogique modulaire avec un clavier et à un mélangeur professionnel.
Je composais une pièce de musique d'environ 20 minutes dédiée à exploiter les déplacements sonores.
Style musical
Comme compositeur, je ne me suis jamais laissé restreindre à un style particulier; je me sens libre d'aller où je le désire.
Pour cette pièce, j'ai opté pour les sons électroniques plutôt que d'utiliser des instruments acoustiques parce qu'ils me permettaient une meilleure interaction entre le son et sa position dans l'espace.
J'ai fini par faire un genre de musique que je n'avais jamais imaginé auparavant.
Puisque toutes les décisions esthétiques musicales que je prenais tenaient compte de la beauté de la figure spatiale qui les accompagnait, il en a résulté une sculpture musicale.
Chorégraphie sonore
Chaque voix est comparable à un danseur sur scène; avec plusieurs, vous pouvez créer des chorégraphies.
Mais avec un déplacement tridimensionnel, chaque piste musicale ressemble davantage à un avion dans une chorégraphie aérienne.
Spectacle musical aérien
Les gens qui regardent ces présentations apprécient les déplacements en groupes serrés et les figures que les avions réalisent pendant leurs chorégraphies.
Toutefois, si les avions ne laissaient pas de traînées de fumée, les figures qu'ils effectuent seraient beaucoup plus difficiles à percevoir.
Je suis aussi persuadé que notre cerveau est davantage incliné vers la reconnaissance de motifs visuels qu'envers ceux effectués dans les déplacements sonores.
Finalement, en octophonie, la tête de l'auditeur étant au centre de l'action, il perçoit les figures comme s'il y était immergé.
Composer pour le son en mouvement
J'ai beaucoup apprécié l'excitation que le mouvement apporte même au son le plus élémentaire.
Une nouvelle préoccupation m'habitait; celle de remplir l'espace.
Puisque le son m'entourait, je sentais que j'en faisais partie.
À la fin, j'avais complété une vingtaine de courtes «animations musicales».
L'esthétique du son en mouvement
Alors que je composais ces pièces, j'ai pris conscience que la musique que je réalisais ne serait pas appréciée de mes professeurs.
Je faisais face à de nouveaux environnements musicaux qui me forçaient à innover et à élargir ma définition de la musique.
Un simple son, qui voyage dans l'espace pendant que ses caractéristiques timbrales se modifient, peut donner des résultats esthétiques intéressants.
Je concevais des chorégraphies à plusieurs voix et des sculptures sonores qui avaient peu en commun avec les langages des musiques classiques, populaires ou contemporaines.
Ce que je créais ne pouvait être écrit ou analysé avec des critères traditionnels.
La plupart des genres musicaux, s'ils sont enregistrés en stéréo, peuvent malgré tout être appréciés sur un système monophonique.
Ce n'était pas le cas pour ce que je faisais; il fallait en faire l'expérience dans des conditions adéquates pour que la musique prenne son sens.
Restrictions techniques
Quatre haut-parleurs au lieu de huit ...
Un magnétophone à quatre pistes au lieu de huit ...
Je sais que la Faculté de musique de l'Université de Montréal est maintenant merveilleusement équipée pour l'enregistrement, mais ce n'était pas le cas dans les années 70.
En 1979, j'ai écrit la lettre suivante au doyen de la faculté, demandant l'achat d'un magnétophone à huit pistes.
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Le 15 août 1979
Monsieur le doyen de la Faculté de musique
2375 côte Sainte-Catherine
Montréal, Qc.
Monsieur le doyen,
J'ai déjà, il y a près de deux ans, fait appel à votre aide, au sujet du projet «Étude du déplacement tridimensionnel du son». Il s'agissait, à l'époque, de trouver des fonds pour rémunérer M. Hubert Caron, ingénieur, qui travaille avec moi. Je suis étudiant en rédaction d'une maîtrise en composition.
Le projet comprend trois phases:
1- Construction des appareils.
2- Étude du déplacement tridimensionnel du son.
3- Composition d'une pièce en «octophonie».
La première phase, qui nous aura demandé plus de 2,000 heures de travail, sera terminée d'ici deux mois.
Le but de cette lettre concerne les deux phases subséquentes. En effet, dans notre système, les trois signaux de position (x, y, z) sont traités indépendamment du signal audio et «encodés» (multiplexés) sur une piste parallèle à la trame musicale. Voici un diagramme indiquant la répartition des pistes d'une pièce à quatre voix distribuées dans l'espace.
Signal audio; 1, 2, 3, 4
Coordonnées de position: 1, 2, 3, 4
Évidemment, ce système exige l'utilisation d'un magnétophone ayant huit pistes au minimum, et la faculté de musique de l'Université de Montréal n'en possède pas encore.
Je demande donc l'achat d'un tel appareil qui serait aussi très utile au travail de composition électro-acoustique. Connaissant les difficultés que cet achat pourrait occasionner à la faculté, je suggère l'achat d'une huit pistes semi-professionnelle de marque Tascam et de modèle 80-8 dont le prix institutionnel se situe aux alentours de $4000.
Je me tiens à votre entière disponibilité au cas où les renseignements fournis dans cette lettre s'avéreraient insuffisants.
Veuillez agréer, monsieur, l'expression de mes sentiments les meilleurs.
Daniel Laberge
27xx place Darlington, apt. 24
Montréal, Qc.
H3S 1L4
Sommaire du travail
Le projet aura duré plus de trois ans.
À la place des 200 prévues, nous y avons investi des milliers d'heures.
À part les $2000 initiaux, Hubert n'a jamais été payé par la suite.
Bien que les dépenses n'aient pas été considérables, elles grugeaient mon budget d'étudiant.
Nous l'avons fait parce que nous aimions construire et inventer.
L'octophonie était un défi, alors nous avons mis le temps et les efforts nécessaires pour la réaliser.
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